La flottille de Philippe Harlé

 
 



Article de Pierre-Henri Marin extrait du Chasse-Marée N° 121


Philippe Harlé, disparu en 1991, a été l'un des architectes les plus féconds de la plaisance moderne. Sa carrière a débuté à l'époque où le contre plaqué et le bois moulé n'avaient pas été éliminés par l'hégémonie du polyester. En moins de trente ans, Philippe Harlé a dessiné près de deux cent types de bateaux différents, pour la plaisance, la pêche, la mytiliculture et le transport de passagers. Une oeuvre d'un éclectisme rare qui va du populaire Muscadet aux voiliers du Vendée Globe Challenge de Jean Luc Van Den Heede, en passant par le Sangria construit à trois mille unités. Comme le dit Alain Mortain qui fut son associé : "A part les portes avions et les sous-marins, Philippe a tout dessiné." Au total, pas moins de quatorze mille bateaux ont été construits sur ses plans !


Depuis des années, Philippe Harlé et sa femme Claude rêvaient d'accueillir, le temps de quelques régates, le maximum de bateaux dessinés par l'architecte en trente ans de carrière. Philippe disparaîtra avant de voir ce projet se réaliser, mais, Claude le concrétisera au cours de l'été 1995, rassemblant entre La Rochelle, Marans et l'Ile de Ré une centaine de voiliers, dont une belle escadre di quasi mythique Muscadet, représenté ici.



Son crâne chauve son inséparable pipe et une surdité chronique en avaient fait un personnage inoubliable dans le petit monde de la plaisance. Un humour parfois caustique, un caractère de vent debout, mais aussi une réelle humilité devant la mer le rendaient attachant et émouvant. C'était un travailleur infatigable, et la lumière de son atelier de La Rochelle restait toujours la dernière à briller la nuit au port des Minimes. Arrivé au faîte de sa carrière, il savait garder ses distances avec le succès et ne cédait pas aux sirènes de la renommée. En 1987, pour célébrer un quart de siècle de vie professionnelle, il écrivait: "Voici à peu prés vingt-cinq ans que, pour la première fois, j'ai mentionné au coin d'un calque : "Philippe Harlé architecte naval". Cette mention ne correspondait à aucune espèce de titre, diplôme, examen, intronisation ou agrément. C'était seulement l'expression d'une ambition soumise au seul jugement du public : le public des plaisanciers, très large, et celui des constructeurs, beaucoup plus restreint. Mais l'un et l'autre si passionnants, qu'il ne me fut jamais possible d'envisager de satisfaire l'un en méprisant l'autre. Entendant mal, je me suis efforcé d'écouter bien. Dessinant mal, j'ai essayé de tracer précis. M'exprimant mal, j'ai tenté d'être convaincant sur l'eau. Peu doué pour avoir raison dans les débats, j'ai cherché à avoir raison des faits. Au vu des événements passés, je suis porté à constater que j'ai eu beaucoup de chance, beaucoup d'amis et que le public est bon."


Pourtant, selon la logique paternelle, Philippe Harlé aurait dû être ingénieur et... chasseur. Dirigeant à Rouen l'usine de cordeaux explosifs Davey-Bicktord, Roger Harlé offre un fusil de chasse à son fils pour le récompenser de son succès au bac, et l'oriente naturellement vers des études de physique-chimie. Mais Philippe rêve déjà d'être architecte naval. Il s'est fait la main en gréant d'une voile le canoë de sa mère. Il a aussi un peu navigué sur Vega, le cotre de son grand-oncle, et demande à son père l'autorisation de revendre le fusil pour acheter son premier bateau. Ce sera un Caneton Brix d'avant-guerre en bordé classique. Avec ce dériveur, il rejoint la flottille du StGeorges Yacht Club, dont les Stars et les viles régatent chaque week-end sur la `seine, à Duclair.

Il avait fait ses premières armes sur mon Caneton, se souvient Francis Harlé, son aîné de dix ans. En 1947, pour notre première sortie de la saison, nous avions mis le bateau à l'eau sur une cale du port pour le descendre à Duclair. Eh bien, pendant les quelques heures de ce voyage, il avait compris l'essentiel de l'équilibre d'un bateau à voiles, les rôles respectifs du foc et de la grand voile, l'influence de la dérive sur la marche du voilier, etc. Il était vraiment très doué."
Claude Hervé a lui aussi conservé quelques souvenirs savoureux de cette époque : "La baraque en planches qui nous servait de local avait été surnommée le « club bouse » , car toute la semaine un troupeau de vaches occupait le terrain ! Avec Philippe, nous allions parfois disputer des régates à l'extérieur et je me souviens d'une prise de ponton à Meulan, où, ne s'étant pas assez méfié de l'instabilité légendaire du Caneton, il s'était retrouvé à la patouille, trempé et horriblement vexé." A bord de son vieux Caneton, Philippe Harlé devait déployer des trésors d'imagination pour rivaliser avec des bateaux plus récents. Ainsi est-il très vite devenu le fin barreur qu'il est resté.

La découverte des Glénans


Philippe Harlé, alors jeune
responsable du centre nautique
des glénans, ici à bord de la sereine.



Etudiant à Paris, Philippe Harlé suit sans enthousiasme ses cours de physique-chimie, préférant mettre sa passion à dévorer tous les traités d'architecture navale qui lui tombent sous la main. Les ouvrages d'Illingnvorth et des frères Stephens deviennent ses livres de chevet, et bientôt il s'installe dans la cave de son immeuble pour tracer ses premiers calques.


Construit en stratifié de polyester,
le Haddock est le premier dériveur
léger conçu par Philippe Harlé


L'été 1952 marque le tournant de sa vie avec la découverte, comme stagiaire, d'un
e jeune association créée cinq ans plus tôt et qui allait devenir le Centre nautique des Glénans (voir Le Chasse-Marée n° 107). "Comme tout le monde, Philippe a débuté en participant à la vaisselle et à la corvée de pluches, se souvient Jean-Louis Goldschmid - un des premiers permanents de l'association et qui en deviendra le directeur technique. Mais au bout de trois jours, on a remarqué qu'il était un des rares à avoir de sérieuses compétences nautiques, et il a terminé son stage comme moniteur ! Nous étions des pionniers qui apprenions tout à nos dépens. L'insularité totale, le manque d'argent, l'absence de moteurs dictaient les solutions à trouver et je pense que cela a conduit au style Harlé, conçu avec beaucoup d'honnêteté intellectuelle et sans concessions."
La saison suivante, Philippe Harlé revient comme chef de bord, avant de devenir permanent deux ans plus tard. Il se consacre alors à temps plein à l'organisation des croisières et de la sécurité, au choix et à l'entretien du matériel, imaginant des solutions techniques pour résoudre les nombreux problèmes qui se posent à chaque instant. "Pas de galons aux Glénans, précise encore Jean-Louis Goldschmid ; il fallait savoir se remettre en cause chaque matin et raccrocher sa brassière au porte-manteau pour passer à autre chose. Les cours de Philippe étalent très suivis, pour leur intérêt bien sûr, mais aussi parce qu'on y pratiquait l'humour au second degré et la contrepèterie, dont il était le roi - il avait ainsi baptisé l'un des cotres Congre Debout... Il fallait ça quand on se sent responsable de la vie de centaines de personnes, et qu'on s'inquiète pour un équipage en croisière qui a oublié de téléphoner une fois arrivé au port."

La naissance de l'Archipel et la construction du Glénan


Bateau de service en bois dessiné par Philippe Harlé pour assurer la sécurité et les liaisons entre les Iles Glénans et Concarneau, l'Archipel, plusieurs fois refondu, assure toujours ses missions pour le Centre Nautique des Glénans, prés de 40 ans après son lancement.


Durant l'hiver 58-59, Philippe Harlé dessine les plans de l'Archipel, le nouveau bateau de liaison et de ravitaillement des îles, qui sera construit dans l'année sous la direction de jean Laurent par l'atelier des Glénans, à Concarneau. Le cahier des charges est précis : long de 12 mètres, propulsé par un moteur de 50 chevaux, le bateau doit pouvoir emmener cinquante passagers ou 6 tonnes de charge et remorquer cinq à six bateaux. Les performances de l'Archipel, doté d'une fine carène remarquablement dessinée, dépasseront toutes les espérances. Malgré la modeste puissance de son moteur, le bateau file couramment ses huit noeuds en charge ou en remorquage entre Concarneau et les îles Glénan, et dépasse parfois à lège certains bateaux de pêche deux fois plus puissants. Trente-neuf ans plus tard, après diverses refontes dont la pose d'un moteur de 75 chevaux, Archipel poursuit vaillamment sa mission. "On a bien envisagé de le remplacer, confie Jean-Louis Goldschmid, mais on n'a rien trouvé de mieux pour l'instant !" Philippe récidivera en dessinant pour le CNG un second bateau de liaison à moteur, un peu plus petit que son aîné, le Pen a Men, lancé en 1963 chez Aubin, à Nantes.
En 1961, Philippe dessine le Haddock, un dériveur de 4 mètres construit entièrement en polyester, à l'exception du safran et de la dérive, et dont la coque et le pont sont conçus pour s'empiler séparément. Mis en construction chez Alain de Possesse à Saint-Malo, le Haddock sera présenté au Salon de 1962, mais, fortement concurrencé par le 420, il ne connaîtra qu'un succès limité.
D'octobre 61 à juin 62, Philippe coordonne la construction du Glénan, réalisée par l'atelier concarnois du Centre et le chantier Stéphan. Ce classe 1 de treize mètres en bois moulé, dessiné par Illingworth et Primrose, fera avec .Sereine les beaux jours des stages de chefs de bord et participera, brillamment à ses débuts, aux courses du RORC. La construction, d'un type entièrement nouveau pour l'équipe concarnoise, s'est étalée sur dix mille heures.
Claude, une stagiaire qui deviendra Madame Harlé en 1961, se souvient de la première Cowes-Dinard du Glénan: "Mis à l'eau le 9 juillet, il n'était pas entièrement terminé, le circuit électrique a été achevé en mer pendant le convoyage entre Concarneau et file de Wight. Nous étions dix à bord. Nous avons pris le départ avec deux heures de retard, mais nous nous sommes quand même classés neuvième à Dinard et second de la Channel Race. Mais il n'y avait plus rien à manger et chacun de nous avait perdu trois ou quatre kilos !"

 


Naïade V photographié par Beken

Au retour, sur le quai de Saint-Malo, Philippe Harlé rencontre Louis Blouet, un entrepreneur de Cancale, ami d'Alain de Possesse. Ce plaisancier bien connu dans la région courait sur un 9,30 mètres Cornu et attendait Illingworth pour discuter avec lui de son prochain bateau. Celui-ci devrait être un bon croiseur, pouvant être mené en solitaire, calant peu, échouant facilement et capable de se défendre honorablement en course. Spontanément, Philippe se propose de le dessiner. C'est ainsi que Naïade V,  un dériveur lesté à tableau de 9,45 mètres en bordé classique de sapelli riveté sur membrures ployées en acacia, voit le jour au chantier Labbé de Saint-Malo. Ce yacht gagnera plusieurs courses du RORC. Philippe Harlé qui n'est jamais le dernier à mettre son sac à bord pour courir, sera à plusieurs reprises l'équipier de Louis Blouet. Pour cet ami et complice, il dessinera encore d'autres bateaux : le classe ii de 11,30 mètres Armide - pour un groupement de propriétaires fondé par Louis Blouet ; Naïade VI construit en aluminium, un Mareuil-Antlles et un Folie-Douce.




A partir de centaines de petites fiches griffonnées et de réflexions nées d'observations et d'expériences vécues
durant les stages et les croisières du CNG, Philippe coordonne la réalisation et rédige en grande partie le premier tome du Cours de navigation des Glénans, édité en 1961. Ce livre sera suivi un an plus tard d'un second tome consacré à la navigation en croisière, conçu par Jean-Louis Goldschmid. L'ensemble de l'ouvrage connaîtra le succès que l'on sait.
Mais, pour des problèmes de droits d'auteur mal résolus, les relations entre l'architecte et les instances dirigeantes du CNG vont rapidement se dégrader, jusqu'à la rupture. En 1964, l'amertume au coeur, Philippe Harlé quitte les Glénans. La brouille mettra une vingtaine d'années à se dissiper, durant lesquelles les Glénans se priveront des nouveaux bateaux conçus par le talentueux architecte. Un début d'ouverture se fera au début des années soixante-dix, quand le CNG passera commande de quelques unités de type "Jaja", un bateau de service en alliage d'aluminium destiné a remplacer les prames Caravelle en contre-plaqué. Mais c'est en 1985 que la vraie réconciliation va s'opérer, quand les Glénans - à l'instigation du délégué général d'alors, Antoine Rosset - vont trouver dans le Coco, un proto du cabinet Harlé pour la Mini-Transat, le type recherché pour les stages de formation à la régate. Par la suite, d'autres bateaux Harlé intégreront le CNG.



Le bon coup dit Muscadet

Le prototype du Muscadet,

portant le n°1 sur la voile,

en route pour la rochelle


Philippe Harlé est encore aux Glénans lorsqu'il achève le plan du Muscadet, un pett croiseur de 6,40 mètres en contreplaqué, un matériau qu'il appréciait fort et qui était alors très employé dans la flottille du Club. Presque simultanément, Jean-Jacques Herbulot venait, à la demande du CNG, de dessiner le Mousquetaire, un dériveur lesté très proche du Muscadet par ses dimensions et son programme de navigation. Le prototype du Muscadet est mis en chanter en février 1963 à Rezé, dans le nouvel atelier du chantier Aubin (voir I_e Chasse-Marée n°94). Dans la banlieue parisienne, sur la porte du logement où il réside, Philippe fixe pour la première fois la pancarte "architecte naval". Le proto était sort un mois avant la naissance de Sylvie, notre fille aînée, se souvient Claude Harlé. Philippe m'avait emmenée le voir alors qu'il était encore « brut de brut », avec son franc-bord énorme où les hublots n'étaient pas encore découpés, et son petit cul carré. Je n'ai pas osé le lui dire, mais je l'ai trouvé très laid et, en moi- même, j'ai pensé qu'il fallait qu'il ait du génie pour dessiner un bateau aussi vilain !"
C'est Claude qui, en se guidant à l'aide d'une boîte de conserve, trace sur le bordé le contour des hublots. Une fois ceux-ci découpés et soulignés par une bande de couleur différente, la silhouette du bateau se trouve nettement améliorée, mais n'épargne pas à ce premier-né les surnoms les plus caustiques tels "boîte à chaussures", "bac à fleurs" ou encore "coule à pic" ! L'unité exposée au Salon nautique 63 suscite néanmoins un vif intérêt. Deux Muscadets navigueront cette année-là aux Glénans, et le récit d'une croisière à bord du prototype sera publié dans la revue de l'association.
Sur l'eau, ce bateau à bouchains vifs, proposé en version quillard ou dériveur lesté, se révèle agressif et rapide, "montrant son cul à beaucoup plus gros que lui", comme l'écrira André Costa dans la revue Nautisme. Grâce à un faible prix de revient - 9 500 francs à sa sortie -, il ouvre la course-croisière à de jeunes talents peu fortunés. :ainsi du skipper rochelais Laurent Cordelle, propriétaire du numéro 76, baptisé Cul Sec : "Du rôle d'équipier où mes 20 ans me cantonnaient, ce bateau était le seul moyen de passer patron. En 1967 nous avons gagné pratiquement toutes les courses du GCL. (Groupement des croiseurs légers). Le plus beau coup fut le James Cook Trophy, une petite Admiral's cup avec déjà pas mal de plans Harlé au départ.


En régate, deux "petits" plans Harlé : barré par Claude Harlé, le Muscadet devance son cadet, le Coco, conçu pour la Mini-Transat, barré par Philippe.



Mon âge posait un problème aux organisateurs pour rester patron sur mon propre bateau. Ils ont avancé le nom de Philippe Harlé, qui a accepté, mais en précisant : « D'accord, j'embarque sur Cul Sec, mais je vous préviens, c'est Cordelle qui sera skipper."


Voilier économique simple et très marin comme l'a voulu son architecte, hériter d'une tradition des Glénans encore marquée par le "trop fort n'a jamais manqué", le
Muscadet, avec un cockpit bien défendu des embruns, peut affronter la brise et même le gros temps. Traverser l'Atlantique n'effraie pas ses équipages, comme en témoignent Daniel Iilard, alors âgé de 16 ans, qui rallie Terre-neuve au départ de Nantes, ou Etienne Grenapin, ouvrier au chantier Aubin, qui relie ce même port aux Bermudes. En 1977, lors de la première Mini-Transat remportée par Daniel Gilard sur un Serpentaire, Jean-Luc Van den Heede termine second sur le Muscadet prêté par le chantier Aubin. Trente-cinq ans après la mise à l'eau de la première unité de la série, le Muscadet garde les faveurs de nombreux plaisanciers et se négocie fort bien sur le marché de l'occasion. Signe de l'intérêt qu'on lui porte toujours, la flottille de la maison "Location des grands crus" à Séné, sur le golfe du Morbihan, est entièrement composée de Muscadets - cinq unités à l'heure actuelle.

De bon cru en cocktail

Dans la décennie qui suit la naissance du Muscadet, Philippe Harlé va surtout travailler pour les régatiers des classes V et VI avec des bateaux remarqués comme Coquelicot (1964), un prototype de 9,30 mètres réalisé en alliage léger d'aluminium aux Constructions mécaniques de Normandie (Ch1N).


Construit en alliage léger, le Coquelicot Sauvagine, ici
au départ d'une course par jolie brise, photographié
dans le Solent par Beken

En 1966, la sortie de l'Armagnac s'inscrit dans la logique du bateau plus grand, le fameux mètre de plus dont rêvent
beaucoup de plaisanciers. Ce nouveau croiseur, dont le prototype est réalisé au chantier de la Réserve à Nice, sera d'abord construit au chantier rochelais Arié-Vernazza, avant de l'être chez Aubin. "Des quatre couchettes du Muscadet on passait à six, voire sept avec celle en toile qu'on pouvait ajouter, rappelle Claude Harlé. A l'époque, l'essentiel était de naviguer ou de régater; on n'avait pas besoin d'embarquer de four à micro-ondes, ni de machine à laver la vaisselle." Long de 8 mètres à l'origine, l'Armagnac, en contre-plaqué à double bouchain, est rallongé de 55 centimètres et élargi de 12 en 1972, avec un safran non plus articulé au tableau mais suspendu sous la voûte derrière un aileron. C'est un voilier conçu pour la haute mer, raide à la toile, passant en puissance, bien calé sur son bouchain, et capable de bonnes performances, notamment au plus près. A la Société des Régates de La Rochelle, on se souvient encore d'lskra II (l'étincelle en polonais) qui, barré par ses propriétaires André et Therinia Autin, s'offrit un joli succès l'année de sa sortie en remportant la première Coupe atlantique de la Semaine - qui allait devenir la Half-ton cup -, et récidiva l'année suivante.
En 1968 apparaît le Cognac, un nouveau croiseur à double bouchain, fruit de la collaboration Harlé-Aubin. Durant cette période naissent également deux bateaux en forme : le Scotch (première version), construit en bois moulé par Arié-Vernazza, puis le Schnaps, qui s'illustreront tous deux sous le nom d'Araok Atao ("en avant toujours" en breton) avec Pierre et Gilles Le Baud. Plus tard (1975), Philippe Harlé dessinera un autre Scotch, mais il s'agit d'un croiseur de 9 mètres construit en polyester par les frères Aubin, dans leur chantier (APs) de Saffré.


Le Sangria

Les bateaux de Philippe Harlé ont du succès, mais ils sont encore produits en séries trop limitées pour faire vivre correctement la famille de l'architecte, qui a jeté l'ancre à La Rochelle. Fin 68, Henri Jeanneau souhaite ouvrir à la voile sa production alors cantonnée dans le motonautisme. Pour lancer sa nouvelle gamme, le chantier recherche les plans d'un bateau en polyester de moins de huit mètres, habitable, familial et économique, avec hauteur sous barrots et marchant bien à la voile. On sort tout juste du règne de la plaisance en bois, chaleureuse mais peu vitrée, faite pour affronter la mer plus que pour en jouir. Une première tentative, avec le Storm de Van den Stadt, n'ayant pas été convaincante, le directeur commercial, Olivier Gibert, confie à Henri Jeanneau : "Si vous voulez moderniser votre flotte, adressez-vous à Philippe Harlé, c'est un jeune architecte de La Rochelle bourré de talent." C'est ainsi que ce dernier dessine le Sangria, premier croiseur conçu selon le nouveau concept de "bateau plaisir".
Avec une coque de 7,62 mètres de longueur pour 2,70 mètres de largeur abritant quatre couchette réparties en deux poste avec une bonne hauteur sous barrots dans le carré, une table pour quatre, un WC marin, une cuisine avec sa huche à pain et un coin navigation avec une vraie table à carte; escamotable le Sangria devient le bateau de vacances par excellence, mais il s'avère aussi capable de bonnes performances. Engagés dans la Cowes-Dinard, l'année de leur lancement, les Sangria se classent second et troisième de la classe VI du Groupe des croiseurs légers.
Vendu alors 35 000 francs, le petit croiseur connaît très vite le succès escompté. Dès la centième unité, l'architecte, qui reçoit 1 % du prix de vente de chaque unité, revendique une augmentation d'honoraires de 0,5 %. Henri Jeanneau lui fait cette réponse, qu'il aurait sans doute mesurée davantage s'il avait connu la suite des événements : "Jusqu'au 150e, vous aurez 1 `%, au-delà, je double votre pourcentage". Le patron du chantier serait toutefois malvenu de se plaindre. Car avec près de trois mille unités mises à flot, le Sangria reste la meilleure vente de Jeanneau et de toute l'industrie nautique pour ce type de bateau. Un record qui explique - comme pour le Muscadet - le vif intérêt qu'il rencontre encore sur le marché de l'occasion.
Le Sangria subira deux cures de rajeunissement, en 1975 et 1979, et sera construit en version course avec un nouveau lest sous l'appellation GTE chez Gibert Marine. C'est donc un succès phénoménal qui inaugure la collaboration entre Philippe Harlé et le chantier jeanneau. Dans la foulée, ce dernier lancera la bagatelle de sept mille bateaux sur les plans de cet architecte : le Fantasia (1 500 unités) qui remplacera le Sangria dans les années 80, l'Aquila résolument tourné vers la régate, le Bahia, l'Attalia, le Folie Douce - cosigné avec Jean-Marie Finot devenu ensuite Brin de Folie (plus de 1000 unités). A la fin de sa carrière, après une interruption de plusieurs années, Philippe Harlé renouera avec le constructeur vendéen, en dessinant pour lui le Tonic 23, puis le Sun '1X'ay 27, dérivé du Fantasia, et, en 1990, le Sun-Way 25.


Lancé en 1966, l'Armagnac, construit en contre-plaqué à double bouchain, joint les qualités d'un croiseur confortable à celles d'un voilier de bonne marche qui a remporté de nombreux succès en régate.



Une décennie prolifique

Le succès du Sangria et l'attrait pour la plaisance "habitable" qui se développe au cours des années soixante-dix vont accélérer la carrière de Philippe Harlé. Durant cette décennie, il dessine une soixantaine de bateaux différents, travaillant pour tous les chantiers de l'époque, à l'exception de Bénéteau, l'autre grand constructeur vendéen, pour des raisons évidentes de concurrence avec Jeanneau. S'il est impossible de les citer tous, on peut retenir par exemple le Shériff, de chez jouet YF, bateau habitable de 6 mètres de long à deux couchettes ; le Calife avec un mètre de plus et quatre couchettes ; le Tarentelle, un croiseur bicabine de huit mètres ; les Gibsea 33, MS 100 et 35 qui vont donner à l'architecte l'occasion de retrouver Olivier Gibert, qui a quitté Jeanneau pour fonder so n propre chantier, Gibert Marine.



Selon son habitude, Philippe Harlé fait souvent construire un prototype en bois moulé, dont la carène est testée en course avant que la version croisière ne soit réalisée en polyester. C'est le cas par exemple du Téquila, un croiseur de 7,20 mètres sorti du chantier Aubin en 1971. "Le Téquila était un bateau innovant et rapide, se souvient Claude Harlé ; avec sa coque rouge et son pont flush-deck, c'était un des bateaux de Philippe dont j'ai été la plus fière." Le prototype barré par Echel Briand remporte dès ses premières sorties la Quarter ton cup et la Semaine de La Rochelle. Ensuite, le Téquila sera construit en série chez Aubin, d'abord en bois moulé, puis en polyester. Une version "sport" verra également le jour chez Gibert Marine.
Ainsi, au fil des ans, la "cave" de l'architecte s'enrichit de nous eaux crus Aquavit, Gros Plant, Mareuil, Listel, Cabernet, Sancerre, Pineau ou Sauvignon, construits dans divers chantiers comme Mallard et Moinard à La Rochelle, ou très souvent par les frères Aubin auxquels l'architecte restera fidèle pendant une trentaine d'années. Outre leurs lignes qui possèdent un certain air de famille, tous ces bateaux ont en commun de porter un nom fleurant bon le vignoble ou les breuvages forts, très appréciés des marins. Une cinquantaine de plans Harlé ont ainsi été baptisés... à l'alcool. Une idée inspirée par la lecture du Canard Enchaîné dont les journalistes stimulaient leur esprit à grands coups de juliénas. Tous les bateaux personnels de l'architecte porteront d'ailleurs le nom de ce petit village du Beaujolais.
Avec le Kelt 620, Philippe Harlé dessine le premier voilier du chantier de son compagnon de régates, Gilles Le Baud. ",J'ai connu Philippe vers 1964 grâce au Muscadet familial, raconte le constructeur morbihannais, puis sur le Scotch en bois moulé à bord duquel il m'a fait découvrir la course au large. C'était un marin avant d'être un régatier, et un excellent navigateur ayant un profond respect de la mer. En 1973, j'ai gagné ma première course de l'Aurore sur un de ses protos, un half-tonner baptisé bien entendu Araok Atao, comme tous mes bateaux. Avec le Kelt 620, il a dessiné un croiseur côtier remarquable qui a été le bateau autour duquel j'ai bâti Kelt Marine, grâce à ses conseils et à son aide technique, car Philippe dépassait très souvent son rôle d'architecte."


Juliènas, le Beaujolais du "grand voyage" de la famille Harlé

A une époque où l'aluminium est encore peu employé pour la plaisance, le Romanée est mis en chantier chez
Pouvreau, à Vix, en Vendée. Ce croiseur rapide naît en 1972 de l'amitié complice entre l'architecte et deux anciens des Glénans, Hervé Queviger et Henri Lequesne, pour qui il avait déjà dessiné le Coquelicot. Après sept ans de bourlingues et de nombreuses régates en Manche à bord de ce voilier baptisé Sauvagine, les deux compères recherchaient un bateau plus grand, plus rapide mais confortable. C'est ainsi que Philippe leur dessine un croiseur de 10,20 mètres, avec des formes rondes et frégatées, doté d'une étrave élancée et d'un arrière à voûte aux formes presque plates. Les propriétaires de ce premier Romanée lui feront parcourir plus de 30 000 milles, tant en croisière qu'en course. A peine sorti du chantier, il se classe premier de la classe i~' dans la Cowes-Dinard et troisième de la Morgan cup. Un palmarès éloquent qui suscite trente commandes dès la première année, et la série comptera au total trois cents unités.


Le grand voyage

A la fin des années soixante-dix, certains reprochent aux bateaux d'Harlé, si parfaits à la mer, d'être difficilement vivables au port. Ces critiques incitent l'architecte à dessiner des "voiliers de voyage", marins et confortables, dériveurs lestés puis intégraux. Pour lui et sa famille, il crée le Beaujolais, un dériveur lesté de 12,25 mètres en alliage léger, gréé en sloop, construit aux Sables-d'Olonne chez Dominique Chavantré, et bien entendu baptisé, Juliénas.


Le 29 octobre 1977, les Harlé entament une année sabbatique à bord de ce croiseur dont ils achèvent les emménagements avant le départ de La Rochelle. Avec une largeur de 3,70 mètres et un grand carré arrière, le juliénas est particulièrement habitable. "Certains jours, se souvient Claude, nous étions douze ou quinze à table !" Avec leurs trois filles Martine, Isabelle et Sylvie, âgées respectivement de 9, 12 et 14 ans, les Harlé effectuent un périple atlantique de 14 000 milles, qui les mènera, entre autres, à Madère, aux Canaries, au Sénégal, au Brésil, aux Etats-Unis, au Canada, aux Antilles et aux Açores. Une expérience fabuleuse pour toute la famille.



"Par la suite, raconte Claude Harlé, la vie n'a plus jamais été la même. On se situait toujours « avant » ou « après » le grand voyage, celui où Martine avait pris son premier quart de nuit à neuf ans, Isabelle réalisé une bande dessinée sur nos aventures, où nous avions traversé le Pot-au-Noir par calme plat avec un moteur en panne et pêché des langoustes en plongée."
De retour à La Rochelle pour le Grand Pavois 78 où trois de ses nouveaux bateaux - un Beaujolais, un Chablis et un Sancerre, des dériveurs lestés de 8,70 mètres et 11,30 mètres - étaient présentés, Philippe Harlé écrit en conclusion de son voyage : "Ne visant à prouver quoi que ce soit, nous n'avons rigoureusement rien prouvé. Nous ne voyagions pas en missionnaires, mais en curieux et gourmands : voir, entendre, flairer les autres et leurs îles, leurs poissons, leurs marchés, leur cuisine, leurs idées et aussi leurs bateaux bien sûr.
Nous avons découvert qu'il était possible de voir bien des choses avec un petit voilier." Malheureusement, malgré ses qualités, le Beaujolais ne sera produit qu'en petite série et verra sa carrière écourtée par la fermeture du chantier Chavantré.


Le Coco, un 6,50 m océanique



Barré par Vincent Baley, Tout-Shuss est l'un des vingt-trois Cocos inscrits à la Mini-Transat de 1991  qui rassemblait soixante-huit concurrents.




Revenu devant sa planche à dessin, Philippe Harlé réfléchit au moyen de rajeunir son Muscadet dont 750 unités ont déjà été mises à l'eau, mais qui a un peu vieilli et n'est plus suffisamment performant pour séduire la nouvelle génération de régatiers. Ainsi naît le Gros Plant, construit chez Kergroix à Quiberon. Il est un peu plus long que son aîné (de 10 cm), avec une coque à un seul bouchain, un grand aileron qui lui donne davantage de raideur et lui permet de porter plus de toile pour un déplacement resté sensiblement le même. Pour le tester, L'architecte n'hésite pas à s'engager dans la Mini-Transat 79, où il retrouve Jean-Luc Van den Heede qui court lui aussi sur un Gros Plant. Cette année-là, on compte encore quatre Muscadets parmi les engagés. A l'arrivée, la performance du "mini" Harlé est des plus honorables puisque le Gros Plant de Jean-Luc Van den Heede arrive second et celui de l'architecte quatrième.

Créée par l'Anglais Bob Salmon, la Mini-Transat devient franco-française en 1984. De nouvelles règles sont alors établies par Jean-Luc Garnier, son directeur. Cette course extrême passionne tant Philippe Harlé qu'il décide de créer un prototype correspondant au nouveau cahier des charges. Ainsi dessine-t-il le Coco, un bateau bien clos, insubmersible, simple, sobrement aménagé pour être à la fois léger et solide et faire face en toute sécurité aux pires conditions de mer, tout en étant très largement voilé. Avec son agressive étrave verticale, sa longueur hors tout est identique à celle de la flottaison. Le cockpit, bien défendu par un rouf protecteur et ouvert sur l'arrière permet une évacuation rapide de l'eau embarquée. L'accès à la cabine se fait par un capot parfaitement étanche, de sorte qu'en cas de gros problème on peut s'y réfugier et attendre les secours (on est déjà loin de la philosophie du bateau complètement autonome !). Les manoeuvres sont ramenées au cockpit pour faciliter la navigation en solitaire. Les emménagements se réduisent à une mini-cuisine, une table à cartes et deux couchettes. La coque en stratifié de verre et polyester, raidie par varangues et cloisons, est construite par les chantiers Archambault à Dangé-Saint-Rornan, dans la Vienne.
Le Coco fait sa première apparition dans la Mini-Transat 1985. Les deux unités de la présérie, menées en double, finissent 8e et joe. Mais deux ans plus tard, les seize Cocos, engagés dans la catégorie bateaux de série et non plus prototypes, termineront la course et deux d'entre eux remporteront les étapes de Ténériffe et de La Martinique - Laurent Bourgnon gagnant cette dernière sur Côte De Jade. A l'arrivée, Philippe Harlé exulte. Visitant tous ses Cocos l'un après l'autre, il embrasse les équipages et... sa femme Claude, qui a pris la 9c place en double avec Michèle Paret, sur Cocos Girls. Sa pipe dissimulant mal un sourire satisfait, l'architecte confie aux journalistes : "Ce bateau est une passion qui m'a coût cher. Pour convaincre les chantiers de le construire, j'ai moi-même payé l'outillage, notamment les moules. Je voulais un bateau marin, rapide et pas trop cher pour permettre à des jeunes de se lancer. Je n'ai pas récupéré ma mise financière, mais ce n'est pas grave. Il y en avait seize au départ, autant à l'arrivée et cinq parmi les neuf premiers, c'est l'essentiel."
Le Coco, quia depuis été doté de certains perfectionnements, comme les ballasts (en option), le mât en carbone et les voiles en kevlar, se construit toujours chez Emmanuel et Jean-Jacques Archambault. "En dix ans de construction, précise ce dernier, nous n'avons jamais connu de problèmes. Philippe Harlé suivait de très près les premiers modèles, il nous donnait tous les éléments nécessaires, mais refusait que nous changions quoi que ce soit sans lui en parler. Il s'occupait de tout, de la décoration des coques à la documentation pour le réseau de vente. Il y croyait plus que n'importe qui. Au début, notre père - Jacques, aujourd'hui en retraite - était réticent, mais il avait su le convaincre."

Le cabinet Harlé-Mortain

Le Coco est une des meilleures productions du cabinet Harlé-Mortain, créé en 1982. Grand, décontracté, aussi barbu que Philippe était chauve, le Normand Alain Mortain est devenu son collaborateur puis son associé. Après Patrick Roséo, il vient à son tour apporter son talent de "designer" d'intérieur, car un bateau ne peut plus désormais, sauf en course, se contenter d'être seulement marin. Il lui faut des emménagements confortables, agréables à voir et à vivre, avec une bonne hauteur sous barrots. A cet égard, la carrure de rugbyman d'Alain Mortain est une sérieuse garantie.


"Philippe entendant mal, écoutait mieux, confie Alain. Moi articulant mal et causant peu, nous étions faits pour nous comprendre, à la manière d'un couple qui vit dix à onze heures ensemble par jour, ou de deux équipiers sur un bateau; notre langue commune c'était le dessin." "Je prends les carènes, les choses techniques et ce qui se passe sur l'eau, confirmait Philippe. Alain prend le style et l'architecture intérieure. Qu'il me soit très exactement complémentaire et qu'il ait considérablement valorisé ce que je ramène de la mer est vite apparu aux observateurs les plus myopes. Moins évidente est l'exceptionnelle complicité qui existe entre nous. Avec peu de mots, chacun ajuste son travail en fonction des préoccupations de l'autre et d'une analyse concertée des aspirations des plaisanciers."
De cette complicité vont naître de nombreux bateaux dont l'un des plus réussis sera l'Etap 28 i (pour insubmersible), dessiné pour le chantier belge Etap Yachting. "Ce dossier pour la Belgique avait été très intéressant, disait Philippe Harlé. Il fallait s'insérer dans une famille de bateaux très typés et satisfaire à la tradition d'insubmersibilité du chantier. Un travail de bénédictin, d'une précision aéronautique, car il fallait calculer serré pour ne pas envahir tout l'espace intérieur par des volumes de flottabilité cachés dans les équipets et les placards. Finalement, les tests d'homologation ont été passé nettement au-dessus de la barre. Pour le style, la difficulté était de garder un signalement Etap tout en faisant "nouveau."

Produit à quatre cents unités, le 28 i sera suivi de trois autres modèles de 32, 35 et 38 pieds. Ce dernier vaudra à l'architecte la distinction de "bateau de l'année 1990", titre qu'il avait déjà obtenu trois ans auparavant avec le Feeling 10.90 construit chez Kirié. Jolis succès de nature à désavouer les propos de certains détracteurs, qui ont affirmé un peu hâtivement que "puisque Harlé ne fait plus de protos, donc de compétition, ses bateaux de croisière sont forcément moins rapides que les autres".
















La construction du dériveur lesté de grande croisière Jeroboam,
au chantier Garcia de Condé-sur-Noireau, en février 1984.











Après la Belgique, c'est au Canada que l'architecte exporte ses talents, travaillant pour le chantier Mirage Yachts, avec trois modèles de 27, 29 et 38 pieds construits à deux cents unités. Il lance les préludes au grand ketch de 20 mètres Jeroboam. En plus, Philippe Harle crée de nouveaux voiliers de série, comme les Feeling, Tonic 23, Sunway 27 et 25.



Entre-temps, i1 continue de dessiner des voiliers de voyage, comme Maeva, et alors naquit la série «Jus de fruits»  avec le Maracuja , Goyabada, ou Nouanni, dériveurs intégraux en alu construits à l'unité chez Garcia à Condé-sur-Noireau (Calvados)

Le MARACUJA





Les multicoques piquent aussi son insatiable curiosité, ce qui donne les catamarans de sport Punch 5.15 et 4.28, rebaptisés jet 31 et jet 27, construits en bois-époxy chez Olivier Gibert, pour les écoles de voile - notamment les Glénans. Il y aura aussi le Handi 48, un voilier spécialement conçu pour les handicapés, puis des bateaux de plus en plus grands, à voiles et à moteur, construits cette fois en Martinique par Multicap Caraïbes, dont une vedette pour deux cents passagers de 22 mètres de long pour la baie de Fort-de-France.

Les voiliers du Tour du Monde


En mai 1988, Jean-Luc Van den Heede qui a déjà couru le Boc Challenge (tour du monde en solitaire avec escales), souhaite faire construire un voilier du même type pour le Vendée Globe (tour du monde en solitaire sans escale) de 1989. Il se présente donc au Cabinet Harlé pour lui demander de dessiner une coque en bois moulé, matériau choisi en raison de son moindre coût. Mais le hasard veut que Jean-Louis Garcia, spécialiste de la construction métallique, assiste à cet entretien. Et à l'issue de cette entrevue, "VDH" se laisse convaincre : 36.15 MET sera dessiné par le Cabinet Harlé, mais réalisé en alu par les frères Garcia, pour un prix très raisonnable. Baptisé à La Rochelle, le nouveau voilier cingle vers Lorient. Evoquant ce moment dans son livre englobe à la force du poignet, vmi écrit : "Philippe est resté tout seul debout sur le bord du quai à regarder s'éloigner le bateau jusqu'à sa disparition dans le soir tombant. Il devait sûrement être très ému, ce qui ne l'a pas empêché, lui, l'auteur de tant de plans célèbres, de déclarer, faussement modeste, au cours du repas réunissant ensuite tous les participants : "je suis très content de ce bateau, il flotte ! Et dans le bons sens..."


La mise à l'eau d'Eclipse, rebaptisé 36.15 MET, à bord duquel Jean-Luc Van den Heede participera

au Vendée Globe Challenge 1989-1990.



L'année suivante, Olivier Poncin, qui a fait renaître le chantier Dufour à La Rochelle, commande au Cabinet Harlé son vaisseau amiral du moment, le Dufour 54 (16 mètres de long). "La première réaction de Philippe, raconte Alain Mortain, fut de dire que ce n'était pas son style." Néanmoins, l'architecte relève le défi et réalise un nouveau coup de maître. Pont et emménagements en teck, sellerie en cuir blanc, cuisine fonctionnelle, vastes cabines dont celle du propriétaire qui occupe tout l'arrière, ce premier "grand" du nouveau chantier Dufour renoue avec la grande tradition des yachts de prestige, au temps où ils étaient construits à l'unité. Et de surcroît, ce voilier est rapide. Le succès est tel que, pour la clientèle américaine, le chanter commande très vite un second modèle de 56 pieds avec cockpit central.
Infatigable, Philippe Harlé travaillait sur Helvim, le nouveau coursier de VDH pour le Vendée Globe 92, quand la maladie, qu'il affrontait courageusement depuis quelques mois, l'a rattrapé. Il aura cependant la joie de voir son ancien 36.15 MET, devenu L'Ecureuil Poitou-Charentes, aux mains d'Isabelle Autissier, quitter La Rochelle à destination de Newport pour le Boc Challenge 90.


Pour sa seconde participation au Vendée Globe Challenge, en 1992-1993, Jean-Luc Van den Heede naviguait sur Groupe Sofap Helvim, un grand yawl dessiné par le cabinet Harlé-Mortain et construit par les chantiers CDK Composites. Long de 20,10 m, large de 3,74 m, calant 3,50 m, ce grand voilier océanique qui ne déplace que 8,5 tonnes, a également paticipé une seconde fois au Vendée Globe Challenge (19996-1997) avec Catherine Chabaud à la barre, sous le nom de Whirlpool-Europe 2. Enfin, Jean-Luc Van den Heede l'a réarmé sous le nom d'Algimouss pour courir la route du rhum 1998.



Les "bateaux de labeur"


Le Drakkar, un bateau de labeur de 18 m de long sur 6 m de large,
conçu pour les myticulteurs charentais Morin par le cabinet Harlé-Mortain
et construit par le chantier Gamelin.


A la fin de sa carrière, Philippe Harlé dessinera aussi des bateaux pour les professionnels, des "bateaux de labeur" comme il les appelait. En réalité, ce n'est pas tout à fait une nouveauté pour lui. Son premier plan tracé pour les Glénans n'était-il pas déjà un bateau de service ? C'est sa rencontre avec Joël Gamelin qui va décider de cette nouvelle orientation. Ce solide Normand, formé aux techniques de la chaudronnerie navale aux Ateliers de la Manche, était venu renforcer l'équipe du chantier Simbad, à Usseau, dans la banlieue rochelaise, qui construisait alors le Nlaracuja, un dériveur intégral de treize mètres. Joël Gamelin avait déjà construit deux voiliers sur plans Caroff et il aimait bien "tortiller la ferraille". Un don qui l'avait fait surnommer "l'extraterrestre" au chantier, où il avait inventé, selon des principes appris à l'Aérospatiale de Caudebec-en-Caux, une "bécane" pour former plus facilement les tôles d'aluminium.



Après la fermeture du chantier Simbad en 1983, Joël s'installe à son compte à Marans, et troque le voilier sur
lequel il vivait depuis son arrivée, contre une maison. Un jour, Georges Bouyé, mytiliculteur à Charron, lui apporte une porte de parc en alu à réparer. La qualité de son travail est tellement appréciée qu'au printemps suivant Yannick Marionneau, Bernard Bouyé - le fils de Georges - et Jacques Dallet, tous mytiliculteurs, lui commandent un bateau-atelier en alu, destiné à remplacer leurs unités en bois traditionnelles.
"Je suis allé voir Philippe Harlé, raconte Joël et lui ai présenté le croquis remis par les mytiliculteurs. « Ça m'intéresse, a-t-il dit tout de suite, cela me rappellera mon premier bateau, l'Archipel. » Nous sommes allés faire une marée sur le Jean-Yann. Suçotant sa pipe, comme à son habitude, Philippe n'a rien dit mais beaucoup observé. Une fois à quai, il est allé à sa voiture, toujours sans un mot, il a dessiné rapidement une silhouette et il est revenu en disant : « C'est ça qu'il vous faut ? » C'est ainsi qu'est né en décembre 1985 le premier bateau-atelier de quinze mètres sur cinq, le Nautile pour les établissements Marionneau."
Une fine carène plate à bouchain arrondi pour bien accoster les pieux, une bonne isolation phonique, un refroidissement intégré du moteur - le "keep-cooling" permettant de travailler même à l'échouage et des raccords flexibles en kevlar pour la pêcheuse: autant d'innovations qui amèliorent largement les conditions de travail. La nouvelle se répand vite chez les professionnels du Bassin, mais aussi, par le bouche à oreille, sur l'étang de Thau, en Méditerranée. Et les commandes affluent. Aujourd'hui plus de vingt-cinq bateaux-ateliers de 12, 15 et 18 mètres ont déjà été livrés. Les Irlandais et les Portugais s'y intéressent, tandis que l'Ifremer cite le chantier - qui emploie quinze personnes en exemple et le fait visiter à des délégations russes, canadiennes ou espagnoles.
Ces carènes bien adaptées à une navigation maritime en 3è catégorie, capables d'affronter des creux de deux à trois mètres, Philippe Harlé et Joël Gamelin vont les décliner pour d'autres usages : bateaux à passagers pour la rade de La Rochelle, vedettes de pêche rapides filant à plus de trente noeuds pour les caseyeurs des pertuis charentais et breton (un modèle est construit par le chantier Rassair à Saint Mlichel-enl'Herm en Vendée), bateau-restaurant fluvial - le Milandre - pour deux cents passagers, de vingt mètres de long, conçu pour la Sèvre Niortaise mais naviguant aujourd'hui dans la vallée du Rhône...
L'architecte conçoit aussi des vedettes de service pour les Phares et Balises. "Un jour, raconte Joël, Philippe m'a appelé :"As-tu lu le Marin ? Les Phares et Balises du Havre ont besoin d'une vedette. Si ça t'intéresse de la faire, on répond à l'appel d'offres." Notre dossier a été sélectionné devant une dizaine d'autres et nous sommes allés au Havre nous rendre compte sur place à bord du baliseur Quinette de Rochemont du genre de missions de cette vedette. Par souci d'économie, il n'était plus question, selon l'ingénieur des Ponts de l'époque, d'envoyer le baliseur avec un équipage de seize hommes pour changer une ampoule sur une bouée, alors que trois hommes sur une vedette de treize mètres pouvaient le faire." Baptisée AInafa, du nom d'un banc de la baie de Seine, La vedette agréée par le Bureau Veritas est livrée en décembre 1992. Elle sera suivie par des unités plus grandes, pour Noirmoutier et la Guyane.
Mais Philippe n'aura pas assisté à leur mise à l'eau. Un triste jour de février 1991, il nous a quittés aussi discrètement qu'il avait vécu. Conformément à ses souhaits, ses cendres ont été dispersées au large. Elles naviguent maintenant pour l'éternité dans le sillage de ses quatorze mille bateaux qui se sont sentis subitement tous orphelins.
Depuis le Grand Départ de Philippe Harlé, ses bateaux continuent à séduire. Les chantiers Gamelin, Garcia et Multicap répondent toujours aux demandes de bateaux de travail. Et les nostalgiques peuvent s'adresser à Madame Claude Harlé qui assure la diffusion des "vieux plans" pour la construction amateur.